Les anarchistes mystiques russes
par Vladimir Bagrianski
Connaissez-vous l'histoire de l'étonnant réseau pacifiste qui osa défier Staline ? Leurs racines étaient clairement libertaires. Mais, à la différence des autres anarchistes russes, ils avaient conclu de leurs expériences que la fin ne justifie pas les moyens, que la violence sociale ne mène à rien et que la véritable révolution est intérieure. Curieusement, c'est dans l'ancienne tradition chevaleresque qu'ils allèrent puiser leurs plus belles inspirations. L'un des rares survivants du réseau, le mathématicien Vassili Nalimov, qui réussit à survivre à dix-huit ans de goulag (et dont les éditions du Rocher ont publié la première traduction en français), témoigne en 1996, à l'âge de quatre-vingt-six ans (six mois avant sa mort), en compagnie de son épouse, la poétesse Janna Drogalina..
Le monde entier croit connaître, au moins vaguement, l'anarchisme russe - ces premiers fanatiques poseurs de bombe, ces illuminés dostoïevskiens qui rêvaient de faire sauter les tsars et y parvinrent quelquefois - et l'on pense aussitôt à Michaël Bakounine, qui affronta Karl Marx au sein de la 1ère Internationale, ou au prince naturaliste et explorateur Piotr Kropotkine... Les plus célèbres de ces anars sont traditionnellement associés à un athéïsme virulent et à une activité révolutionnaire éventuellement proche - du moins au début - des bolchéviques.
Images simplificatrices. En réalité, le mouvement anarchiste russe du début du XXe siècle était beaucoup plus varié que cela, s'étalant des communautés tolstoïennes (néo-chrétiennes et totalement non-violentes) au radicalisme ultra-guerrier des partisans de Makhno, en passant par les "amis de la nature et du soleil" qui manifestaient tout nus dans Moscou en portant sur des pancartes les mots "À bas la honte !" Certes, tous ces hommes et toutes ces femmes partageaient (théoriquement) l'idée de base de l'anarchie : l'homme détient, par sa nature même, une aspiration à la liberté qu'aucun but, même le plus grand ou le plus séduisant, ne saurait mériter que l'on y porte atteinte. Tous auraient normalement dû souscrire à la devise du prince Kropotkine : "Ma liberté est dans la joie et dans la liberté des autres !"
Dès 1920, ce même Kropotkine, affreusement déçu par les bolchéviques, se met à écrire ce qui sera sa dernière et certainement plus grande oeuvre, L'Éthique (qui ne sera publié en Russie qu'en 1991), où il réussit à pousser plus avant quelques idées déjà exposées dans L'Aide réciproque comme facteur de l'évolution, livre où il avait commencé à s'attaquer au réductionnisme darwinien. À la surprise de certains de ses amis anarchistes durs, L'Éthique allait se révéler d'inspiration essentiellement chrétienne. Ce faisant, le "prince au drapeau noir" ne faisait que rejoindre un courant très vaste, bien que fort mal connu : l'anarchisme mystique. Certains se demanderont peut-être comment de tels mots peuvent se trouver réunis. En fait, cet anarchisme avait assez naturellement évolué, passant d'un mouvement purement politique, de caractère juvénile et agressif, vers un refus progressif de tout exercice violent du pouvoir, pour déboucher sur un engagement social d'essence éthique et même, finalement, sur une voie philosophique explicitement spirituelle et mystique. Formidable défi au marxisme triomphant des bolchéviques et plus généralement à l'ensemble du positivisme scientifique de l'époque, mais aussi à l'orthodoxie chrétienne traditionnelle.
On peut légitimement parler de la création, à l'époque, en Russie, d'un mouvement holistique (pour user d'un vocabulaire de notre fin de siècle) basé sur l'idée qu'une liberté totale doit résolument embrasser toutes les manifestations de la culture humaine.
Naissance d'un mouvement
Le premier manifeste de l'anarchisme mystique fut publié en Russie en 1906. Il s'agissait d'une brochure d'un certain Georges Tchulkov, lui-même influencé par le philosophe Vladimir Soloviov et par l'écrivain Dostoïevski. Tchulkov écrivait par exemple : "La lutte contre le dogmatisme dans la religion, la philosophie, la morale et la politique, voilà le slogan de l'anarchisme mystique. Le combat pour l'idéal anarchique ne nous mène pas au chaos indifférent mais au monde transfiguré, à une condition : que par ce combat pour toutes les libérations, nous participions à l'expérience mystique, à travers l'art, l'amour religieux et les musiques. J'appelle musique non seulement l'art qui nous ouvre à l'harmonie des sons, mais toutes les créativités fondées sur les rythmes qui nous font découvrir le côté nouménal (spirituel) du monde."
La publication de ce manifeste fit immédiatement scandale dans la société avant-gardiste russe. Tchulkov fut attaqué de tous côtés et eut du mal à résister à la pression. Avant sa mort, dans les années vingt, il écrivit une lettre où il disait regretter certains articles de ce manifeste, allant jusqu'à renier l'essence extrême de sa mystique.
Mais le mouvement exprimé par Tchulkov le dépassait largement. Celui qui fit réellement entrer l'anarchie mystique dans la pratique sociale et politique russe fut le professeur Apollon Andrevitch Kareline.
Juriste de formation, Kareline, né en 1863, participa au mouvement révolutionnaire russe alors qu'il était encore tout jeune. Arrêté à la suite de l'affaire de l'assassinat du tsar Alexandre II, il séjourna dans la forteresse de Petropavloskaïa de Saint-Petersbourg. À sa libération, il dut s'exiler en Sibérie par deux fois. Après la révolution de 1905, il immigra en France, où il organisa une série de conférences et publia plusieurs articles. C'est alors qu'il fut initié dans la confrérie des Templiers dont il reçut la mission de créer une branche orientale (nous verrons le sens de cette étrange liaison). Kareline revint en Russie au moment de la révolution de février 1917, avec enthousiame. Vers la fin des années vingt, le dilemme devint malheureusement clair : soit continuer à participer à la construction d'une nouvelle société sur la base du bolchevisme, et dans ce cas une dictature de type matérialiste était inévitable, soit viser prioritairement l'élargissement de la conscience personnelle et le développement spirituel - dans ce cas, la rupture avec le nouveau régime était immédiat. Pratiquer et évoquer l'expérience spirituelle s'avérait en effet beaucoup plus dangereux que prévu, les bolchéviques utilisant le mot "mystique" comme une injure et toute l'atmosphère intellectuelle russe passant peu à peu sous la domination des sociologues rationnalistes vulgaires.
Membres éminents de l'intelligentsia russe ouverte aux idées les plus modernistes, les anarchistes mystiques avaient pourtant considéré la révolution comme un événement naturel et inévitable, une révolte légitime contre la violence multiséculaire régissant toute la société slave. Mais ils estimaient que la révolution n'aurait guère de sens si elle ne changeait pas la nature profonde de l'homme, son fond spirituel. Dans une démarche quelque peu comparable à celle des francs-maçons préparant la Révolution française, bien que de façon sans doute plus romantique, ces intellectuels avaient nourri d'immenses espoirs pendant plusieurs décennies. Tout s'écroula en peu d'années. La "dictature du prolétariat" révéla bientôt son vrai visage grimaçant. Le mouvement vers la liberté conduisit au chaos sanglant que l'on sait.
Comme la plupart des anarchistes russes, Apollon Kareline avait espéré que le coup d'État d'octobre 1917 serait le début d'une grande révolution sociale. Si l'historien américain Paul Avrich a pu écrire que Kareline devint alors l'"anarchiste officiel des Soviétiques", c'est que, pendant quelque temps, il dirigea un petit groupe d'"observateurs" au sein du Soviet Suprême de l'Union Soviétique. Le but de ce groupe était l'humanisation du pouvoir d'État, le combat contre la peine de mort et contre la terreur en général.
Probablement à cause de l'existence de ce groupe, les communistes tolérèrent les anarchistes mystiques un peu plus longtemps que les anarchistes politiques. Pourtant, dès 1920, toutes les illusions de Kareline s'étaient envolées. En pleine montée de la "Terreur Rouge", alors que socialistes et anarchistes commençaient à remplir à nouveau les prisons de l'empire, il écrivit avec courage un article contre la peine de mort, où il osa proclamer que la révolution avait été "anéantie" par les Bolcheviques, et que son propre humanisme était nourri d'idéaux chrétiens.
Pour lui, il s'agissait de fonder sur l'éthique chrétienne une nouvelle forme d'organisation de la cité, de dépasser l'intolérance entre religions et de s'ouvrir aux sciences pour rendre à chacun la possibilité d'une perception personnelle du monde.
Les nouvelles catacombes
Kareline disait souvent à ses élèves : "En exil, j'ai vu l'ignorance terrible des peuples et j'ai compris que les immenses forces sombres qui soutiennent le pouvoir s'appuient sur cette ignorance." Avec le développement vertigineux de la technique, le pouvoir étatique était devenu monstrueux. Le but concret de l'anarchisme mystique était clairement de préparer l'humain à la liberté et à la responsabilité d'une nouvelle culture non étatique. Pour cela, Kareline pensait que la question vraiment urgente était d'approfondir le christianisme, hors de toute institution religieuse, en revenant aux origines. Et de fait, les anarchistes mystiques allaient se trouver contraints de retrouver la clandestinité des catacombes. Pendant les années vingt, on les voit encore parfois en public. Ces enseignants, ces scientifiques, ces artistes constituent un réseau qui touche beaucoup de grandes villes de Russie. Leurs contacts avec toutes sortes de mouvements culturels et spirituels non confessionnels sont nombreux. S'ils font régulièrement des conférences, écrivent des articles, leur mode d'expression favori est le théâtre. Ils écrivent et jouent des pièces qui constituent des sortes de Mystères médiévaux, adaptés au monde moderne. À partir des années trente, tout le mouvement devenu hors la loi, les "Mystères" en question se dérouleront dans une totale clandestinité. Combien sont-ils ? On ne le saura sans doute jamais ; la peur (hélas fondée) d'être infiltrés par les agents du Guépéou puis du NKVD, ancêtres du KGB, les oblige en effet bientôt à utiliser plusieurs noms pour désigner leur mouvement et à brouiller les pistes de façon d'autant plus indéchiffrable pour nous aujourd'hui, que la plupart des membres actifs du réseau furent exécutés ou s'éteignirent dans les camps.
Que font-ils ? Leurs activités sont multiples mais viennent toutes se nourrir à ce rituel commun : le "Mystère". Purement oral, tant par précaution vis-à-vis de la police que par tradition didactique, l'enseignement spirituel de ces anarchistes mystiques était prodigué lors de réunions qui se tenaient dans des appartements privés et ne comptaient jamais plus de dix personnes. Cet enseignement reposait essentiellement sur le récit de contes et de légendes.
Une certaine idée de la chevalerie
Kareline lui-même connaissait plus de cent légendes. Après sa mort, en 1926, on ne retrouva pas le moindre bout de manuscrit dans ses affaires personnelles.
Il s'agissait surtout de ne pas figer l'enseignement, mais de garder les esprits en mouvement créatif constant. "Pas de base écrite !
La pensée anarchiste doit rester libre et ne se laisser enchaîner par aucun dogme !" Qu'une de ces légendes tombe dans les mains de non-initiés ne présentait pas de grand "danger" (sauf à titre de preuve pour la police) - leur compréhension subtile n'étant de toute façon possible que dans l'atmosphère créée par la méditation... Les réunions se déroulaient en quatre temps :
les animateurs commençaient par raconter une ancienne légende généralement issue de la tradition gnostique.
puis venait une séance de méditation - dont le protocole, seul texte lu aux participants, était détruit immédiatement après lecture.
à la suite de quoi, chacun pouvait déclamer ses propres créations.
la réunion se terminait par une discussion libre.
L'essentiel tenait à ce que chacun était totalement libre d'interpréter les textes et légendes à sa façon et de les intégrer selon son bon vouloir, comme autant d'impulsions à son développement personnel. Les contes étaient considérés comme des métaphores de nouvelles conceptions du monde. La tâche créative de l'élève consistait à faire émerger de l'ancien texte sa propre nouvelle vision, de manière adaptée à la nouvelle situation - vieux principe gnostique, qui sous-tend toute la transmission orale dans l'ancien christianisme. Le fait que ces visions et ces légendes soient transmises oralement entretenait un dynamisme particulier. Le conteur pouvait par exemple métamorphoser le texte entier par sa simple intonation. L'attention la plus importante était accordée aux questions des participants.
Beaucoup de légendes se rapportaient au temps de la chevalerie - de celle du roi Arthur à toutes celles que les croisades ramenèrent de leur contact avec l'ésotérisme oriental. Kareline, disions-nous avait donc été initié au gnosticisme au sein d'un Ordre Templier durant son exil en France, quelques années avant la Première Guerre mondiale - à une époque où, pour la première fois, des femmes venaient d'être admises à l'intérieur de cette très ancienne confrérie. Vue depuis la France de 1996, pareille alliance entre anarchisme et tradition templière peut nous sembler étrange, pour ne pas dire franchement antinomique. Notre vision est déformée par de sombres dégénérescences, tant du côté templier que du côté anarchiste. Les vrais anars sont évidemment fidèles à l'idéal chevaleresque ! Afin de donner une idée du type d'engagement que son initiation avait impliqué chez lui, voici selon quels critères Kareline définissait une authentique appartenance à la chevalerie :
N'accepter aucun ajournement ni compromission de l'éthique chrétienne.
Développer une haute maîtrise de soi, physique et morale, ainsi qu'une conscience claire de sa propre dignité.
Savoir déployer une vision mystique du monde, pour être conscient de la nature spirituelle de toute manifestation de la réalité.
Attiser sa soif profonde de retrouver les origines de l'Univers.
Deux particularités du gnosticisme : il embrasse tous les héritages archétypiques de l'humanité sans limite dogmatique, se voulant le système philosophique le plus libre qui soit ; il est fondamentalement non-violent. Revenons un instant sur ce second aspect.
La force de la non-violence
René Guénon, le fameux chercheur soufi, fut parfois appelé "le Templier du XXe siècle" - lui aussi avait été initié au sein de cet ordre, dont il était un éminent représentant de la branche occidentale. Il se trouve que l'enseignement de Guénon justifie à plusieurs reprises l'usage de la violence. Pour les anarchistes russes, cela rendait cet enseignement inacceptable. Les représentants de la branche orientale considéraient en effet que le combat pour la liberté de l'individu ne pouvait en aucun cas justifier la moindre violence organisée. Étudiant le développement du bolchevisme en Russie, du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne, il leur était aisé de constater que, chaque fois, l'asservissement le plus avilissant était parti d'une savante justification de la violence "pour le bien de l'individu et de la société." La violence représentait, pour les anarchistes mystiques, le danger de toutes les formes de pouvoir. Or, aucune révolution n'avait échappé à la tentation du pouvoir. Quant aux Templiers acceptant la violence, on sait qu'il s'en trouva jusque parmi les fondateurs du nazisme.
Après la mort de Kareline, son élève Alexi Solonovitch, mathématicien et philosophe, devint l'un des principaux animateurs des cercles anarchistes mystiques.
Contrairement à son maître, Solonovitch laissa quelques traces écrites - que son propre élève, Vassili Nalimov, a récemment retrouvées dans les archives du KGB. Parcourant des manuscrits intitulés Le Christ et le christianisme, ou L'Anarchisme mystique, ou encore Un Culte de deux millénaires derrière Michaël Bakounine, on découvre une problématique fort charpentée sur la non-violence, assez bien résumée dans la citation suivante :
"Le principe de non-violence est, pour l'essentiel, le principe de plus grande force, car une force gigantesque est nécessaire pour agir dans la non-violence. C'est pourquoi les anarchistes veulent la force mais pas le pouvoir, ni la violence."
Solonovitch écrivait aussi : "Il faut savoir comprendre chaque homme en se mettant dans sa peau. Cette compréhension est une voie de co-expérience, de joie partagée et de compassion." Ou : "La liberté est la seule forme acceptable dans laquelle on peut penser Dieu." Ou encore : "Les plus grands idéaux éthiques se sont manifestés dans trois grandes religions à caractère universel : celle du Bouddha, celle de Krishna et celle du Christ. Il faut simplement nettoyer ces religions des interférences et parasites apportés par leurs fidèles, sincères ou non..."
Arrêté une troisième fois en 1930, Solonovitch mourut en prison, en 1937, à la suite d'une terrible grève de la faim. Après son arrestation, c'est sa femme Agnia, mathématicienne, qui le remplaça au sein du mouvement anarchiste. C'est elle qui initia Vassili Nalimov - l'homme qui nous rapporte cette étonnante saga. Agnia fut arrêtée à son tour en 1936 et fusillée un an plus tard, à la suite d'une parodie de procès qui dura, montre en main, deux minutes.
Dans l'Évangile apocryphe de Philippe, on trouve cette phrase : "Tant que sa racine est cachée, le mal est fort." Les anarchistes mystiques voulaient mettre à nu cette racine, en démontant notamment la supercherie d'une dictature sanglante supposée servir le bien social et le monde. Ils le payèrent cher. Accusés de "terrorisme", huit autres dirigeants anarchistes mystiques furent arrêtés en même temps qu'Agnia Solonovitch et jugés par une instance militaire de la Haute Cour d'URSS - inutile d'insister sur l'ineptie de l'accusation. On ignore combien de membres de leurs cercles furent arrêtés à la même époque. On sait seulement qu'un groupe important fut condamné au goulag ; parmi eux figurait Vassili Nalimov, qui eut la "chance" d'être réhabilité après dix-huit ans de camp de travail forcé. Soixante ans plus tard, il est celui qui cherche à nous passer le relais.
Le passeur de relais
Nalimov commença à fréquenter les cercles anarchistes mystiques à l'âge de dix-sept ans. Durant toute son enfance, il avait eu sous les yeux un modèle d'anarchisme profondément naturel : celui de son père, professeur d'anthropologie à l'Université de Moscou. L'anarchisme de ce dernier se manifestait dans le respect absolu de l'autre, caractéristique probablement liée à ses origines : il était fils d'un chaman d'une petite peuplade du Nord de la Russie, les Komi. Après un conflit personnel avec Staline, Vassili Nalimov père fut arrété, accusé d'activités contre-révolutionnaires et exécuté en 1939. Vassili Nalimov fils ne fut réhabilité lui-même qu'en 1957, après dix-huit ans de captivité. Pendant tout ce temps, il réussit à conserver intacte sa passion pour les mathématiques, à un niveau supérieur où elles pouvaient se métamorphoser en quête spirituelle. Malgré son isolement, il faut croire que le bagnard était doué : son "approche probabiliste de la conscience" intègre sans problème, non seulement toute la philosophie classique, de Socrate à Kant, mais propose des convergences fortes avec la théorie du chaos et celle des structures dissipatives - à cette importante différence près qu'il se situe toujours dans une perspective transcendentale. Laissons donc la conclusion à ce rare survivant d'une des plus grandes sagas spirituelles du siècle.
"En ces temps difficiles et compliqués, où beaucoup de gens ont l'impression que la philosophie s'est arrêtée, je m'efforce de créer un courant de pensée philosophique que nous pourrions appeler " Vision du monde probabilistiquement orientée". Cette tentative est très naturelle de nos jours, dans la mesure où le paradigme conceptuel contemporain a commencé à se détourner du déterminisme dur en direction d'une compréhension probabiliste du monde.
"Un trait particulier de mon approche est une aspiration à l'intégralité. Je cherche à fonder ma spéculation sur toute la diversité de la culture contemporaine, sans perdre de vue les grandes cultures du passé. Pour cela, je fais appel : d'une part à de nombreuses branches de la science (les mathématiques, la physique théorique, la linguistique, l'étude des religions comparées), d'autre part aux processus irrationnels profonds de notre conscience, dont l'expérience mystique, notamment la mienne propre. Ces idées fort diverses se diffractent à travers le prisme de la pensée philosophique, et ceci depuis Platon.
"Si l'on peut parler d'une "idée russe" réellement originale dans les temps modernes, ce n'est pas par le messianisme léniniste qu'il faut évoquer, mais l'anarchisme mystique, dont les représentants furent notamment : Razine et le père Abakan, Lermotov et Tolstoï, Kareline et Solonovitch, Sakarov et Nalimov, mon père. Je pense qu'aucune "réforme" ne peut sauver la Russie de la crise. L'esprit russe à besoin de vivre à l'air libre. Le communisme en cassant cette liberté a cassé l'homme lui-même. Que faire aujourd'hui ? Nous aimerions penser que le mouvement oecuménique nous amènera vers une religion universelle permettant l'expression de toutes les théologies personnelles.
La pierre qui a fait trébucher le christianisme fut la tentation du pouvoir, puisque deux millénaires se sont écoulés dans la violence au nom du Christ - pourtant Jésus avait renié le pouvoir. Aujourd'hui, les techniques sont devenues de tels outils de violence qu'ils menacent de détruire l'humanité, la nature, la terre elle-même. La culture du XXIe siècle ne peut être qu'une culture de non-violence."
À lire :
Cet article s'inspire de plusieurs entretiens avec Vassili Nalimov et de la lecture de trois de ses livres non traduits du russe : Suis-je un chrétien ? in Revue annuelle n° 3, éd. Péligrim, 1995 ; Le traité d'amour , in La Montagne sacrée n° 3 éd. Péligrim, 1995, ainsi que de L'Anarchisme insulté , par Janna Drogalina, in Le Pouvoir de l'Esprit n° 2, Moscou, 1996.
Paul Avrich, The Russian Anarchism, éd. Norton, New York, 1978.
Kropotkine Piotr, L'Éthique (en russe), éd. Politizdat. Moscou, 1991. L'Aide réciproque comme facteur de l'évolution (en russe), Saint-Petersbourg, 1904.
Tchulkov Georg, On Mystical Anarchism (en russe), in Russian Titles for Specialists,n° 16, Lethworth (GB), 1971.
par Vladimir Bagrianski
Connaissez-vous l'histoire de l'étonnant réseau pacifiste qui osa défier Staline ? Leurs racines étaient clairement libertaires. Mais, à la différence des autres anarchistes russes, ils avaient conclu de leurs expériences que la fin ne justifie pas les moyens, que la violence sociale ne mène à rien et que la véritable révolution est intérieure. Curieusement, c'est dans l'ancienne tradition chevaleresque qu'ils allèrent puiser leurs plus belles inspirations. L'un des rares survivants du réseau, le mathématicien Vassili Nalimov, qui réussit à survivre à dix-huit ans de goulag (et dont les éditions du Rocher ont publié la première traduction en français), témoigne en 1996, à l'âge de quatre-vingt-six ans (six mois avant sa mort), en compagnie de son épouse, la poétesse Janna Drogalina..
Le monde entier croit connaître, au moins vaguement, l'anarchisme russe - ces premiers fanatiques poseurs de bombe, ces illuminés dostoïevskiens qui rêvaient de faire sauter les tsars et y parvinrent quelquefois - et l'on pense aussitôt à Michaël Bakounine, qui affronta Karl Marx au sein de la 1ère Internationale, ou au prince naturaliste et explorateur Piotr Kropotkine... Les plus célèbres de ces anars sont traditionnellement associés à un athéïsme virulent et à une activité révolutionnaire éventuellement proche - du moins au début - des bolchéviques.
Images simplificatrices. En réalité, le mouvement anarchiste russe du début du XXe siècle était beaucoup plus varié que cela, s'étalant des communautés tolstoïennes (néo-chrétiennes et totalement non-violentes) au radicalisme ultra-guerrier des partisans de Makhno, en passant par les "amis de la nature et du soleil" qui manifestaient tout nus dans Moscou en portant sur des pancartes les mots "À bas la honte !" Certes, tous ces hommes et toutes ces femmes partageaient (théoriquement) l'idée de base de l'anarchie : l'homme détient, par sa nature même, une aspiration à la liberté qu'aucun but, même le plus grand ou le plus séduisant, ne saurait mériter que l'on y porte atteinte. Tous auraient normalement dû souscrire à la devise du prince Kropotkine : "Ma liberté est dans la joie et dans la liberté des autres !"
Dès 1920, ce même Kropotkine, affreusement déçu par les bolchéviques, se met à écrire ce qui sera sa dernière et certainement plus grande oeuvre, L'Éthique (qui ne sera publié en Russie qu'en 1991), où il réussit à pousser plus avant quelques idées déjà exposées dans L'Aide réciproque comme facteur de l'évolution, livre où il avait commencé à s'attaquer au réductionnisme darwinien. À la surprise de certains de ses amis anarchistes durs, L'Éthique allait se révéler d'inspiration essentiellement chrétienne. Ce faisant, le "prince au drapeau noir" ne faisait que rejoindre un courant très vaste, bien que fort mal connu : l'anarchisme mystique. Certains se demanderont peut-être comment de tels mots peuvent se trouver réunis. En fait, cet anarchisme avait assez naturellement évolué, passant d'un mouvement purement politique, de caractère juvénile et agressif, vers un refus progressif de tout exercice violent du pouvoir, pour déboucher sur un engagement social d'essence éthique et même, finalement, sur une voie philosophique explicitement spirituelle et mystique. Formidable défi au marxisme triomphant des bolchéviques et plus généralement à l'ensemble du positivisme scientifique de l'époque, mais aussi à l'orthodoxie chrétienne traditionnelle.
On peut légitimement parler de la création, à l'époque, en Russie, d'un mouvement holistique (pour user d'un vocabulaire de notre fin de siècle) basé sur l'idée qu'une liberté totale doit résolument embrasser toutes les manifestations de la culture humaine.
Naissance d'un mouvement
Le premier manifeste de l'anarchisme mystique fut publié en Russie en 1906. Il s'agissait d'une brochure d'un certain Georges Tchulkov, lui-même influencé par le philosophe Vladimir Soloviov et par l'écrivain Dostoïevski. Tchulkov écrivait par exemple : "La lutte contre le dogmatisme dans la religion, la philosophie, la morale et la politique, voilà le slogan de l'anarchisme mystique. Le combat pour l'idéal anarchique ne nous mène pas au chaos indifférent mais au monde transfiguré, à une condition : que par ce combat pour toutes les libérations, nous participions à l'expérience mystique, à travers l'art, l'amour religieux et les musiques. J'appelle musique non seulement l'art qui nous ouvre à l'harmonie des sons, mais toutes les créativités fondées sur les rythmes qui nous font découvrir le côté nouménal (spirituel) du monde."
La publication de ce manifeste fit immédiatement scandale dans la société avant-gardiste russe. Tchulkov fut attaqué de tous côtés et eut du mal à résister à la pression. Avant sa mort, dans les années vingt, il écrivit une lettre où il disait regretter certains articles de ce manifeste, allant jusqu'à renier l'essence extrême de sa mystique.
Mais le mouvement exprimé par Tchulkov le dépassait largement. Celui qui fit réellement entrer l'anarchie mystique dans la pratique sociale et politique russe fut le professeur Apollon Andrevitch Kareline.
Juriste de formation, Kareline, né en 1863, participa au mouvement révolutionnaire russe alors qu'il était encore tout jeune. Arrêté à la suite de l'affaire de l'assassinat du tsar Alexandre II, il séjourna dans la forteresse de Petropavloskaïa de Saint-Petersbourg. À sa libération, il dut s'exiler en Sibérie par deux fois. Après la révolution de 1905, il immigra en France, où il organisa une série de conférences et publia plusieurs articles. C'est alors qu'il fut initié dans la confrérie des Templiers dont il reçut la mission de créer une branche orientale (nous verrons le sens de cette étrange liaison). Kareline revint en Russie au moment de la révolution de février 1917, avec enthousiame. Vers la fin des années vingt, le dilemme devint malheureusement clair : soit continuer à participer à la construction d'une nouvelle société sur la base du bolchevisme, et dans ce cas une dictature de type matérialiste était inévitable, soit viser prioritairement l'élargissement de la conscience personnelle et le développement spirituel - dans ce cas, la rupture avec le nouveau régime était immédiat. Pratiquer et évoquer l'expérience spirituelle s'avérait en effet beaucoup plus dangereux que prévu, les bolchéviques utilisant le mot "mystique" comme une injure et toute l'atmosphère intellectuelle russe passant peu à peu sous la domination des sociologues rationnalistes vulgaires.
Membres éminents de l'intelligentsia russe ouverte aux idées les plus modernistes, les anarchistes mystiques avaient pourtant considéré la révolution comme un événement naturel et inévitable, une révolte légitime contre la violence multiséculaire régissant toute la société slave. Mais ils estimaient que la révolution n'aurait guère de sens si elle ne changeait pas la nature profonde de l'homme, son fond spirituel. Dans une démarche quelque peu comparable à celle des francs-maçons préparant la Révolution française, bien que de façon sans doute plus romantique, ces intellectuels avaient nourri d'immenses espoirs pendant plusieurs décennies. Tout s'écroula en peu d'années. La "dictature du prolétariat" révéla bientôt son vrai visage grimaçant. Le mouvement vers la liberté conduisit au chaos sanglant que l'on sait.
Comme la plupart des anarchistes russes, Apollon Kareline avait espéré que le coup d'État d'octobre 1917 serait le début d'une grande révolution sociale. Si l'historien américain Paul Avrich a pu écrire que Kareline devint alors l'"anarchiste officiel des Soviétiques", c'est que, pendant quelque temps, il dirigea un petit groupe d'"observateurs" au sein du Soviet Suprême de l'Union Soviétique. Le but de ce groupe était l'humanisation du pouvoir d'État, le combat contre la peine de mort et contre la terreur en général.
Probablement à cause de l'existence de ce groupe, les communistes tolérèrent les anarchistes mystiques un peu plus longtemps que les anarchistes politiques. Pourtant, dès 1920, toutes les illusions de Kareline s'étaient envolées. En pleine montée de la "Terreur Rouge", alors que socialistes et anarchistes commençaient à remplir à nouveau les prisons de l'empire, il écrivit avec courage un article contre la peine de mort, où il osa proclamer que la révolution avait été "anéantie" par les Bolcheviques, et que son propre humanisme était nourri d'idéaux chrétiens.
Pour lui, il s'agissait de fonder sur l'éthique chrétienne une nouvelle forme d'organisation de la cité, de dépasser l'intolérance entre religions et de s'ouvrir aux sciences pour rendre à chacun la possibilité d'une perception personnelle du monde.
Les nouvelles catacombes
Kareline disait souvent à ses élèves : "En exil, j'ai vu l'ignorance terrible des peuples et j'ai compris que les immenses forces sombres qui soutiennent le pouvoir s'appuient sur cette ignorance." Avec le développement vertigineux de la technique, le pouvoir étatique était devenu monstrueux. Le but concret de l'anarchisme mystique était clairement de préparer l'humain à la liberté et à la responsabilité d'une nouvelle culture non étatique. Pour cela, Kareline pensait que la question vraiment urgente était d'approfondir le christianisme, hors de toute institution religieuse, en revenant aux origines. Et de fait, les anarchistes mystiques allaient se trouver contraints de retrouver la clandestinité des catacombes. Pendant les années vingt, on les voit encore parfois en public. Ces enseignants, ces scientifiques, ces artistes constituent un réseau qui touche beaucoup de grandes villes de Russie. Leurs contacts avec toutes sortes de mouvements culturels et spirituels non confessionnels sont nombreux. S'ils font régulièrement des conférences, écrivent des articles, leur mode d'expression favori est le théâtre. Ils écrivent et jouent des pièces qui constituent des sortes de Mystères médiévaux, adaptés au monde moderne. À partir des années trente, tout le mouvement devenu hors la loi, les "Mystères" en question se dérouleront dans une totale clandestinité. Combien sont-ils ? On ne le saura sans doute jamais ; la peur (hélas fondée) d'être infiltrés par les agents du Guépéou puis du NKVD, ancêtres du KGB, les oblige en effet bientôt à utiliser plusieurs noms pour désigner leur mouvement et à brouiller les pistes de façon d'autant plus indéchiffrable pour nous aujourd'hui, que la plupart des membres actifs du réseau furent exécutés ou s'éteignirent dans les camps.
Que font-ils ? Leurs activités sont multiples mais viennent toutes se nourrir à ce rituel commun : le "Mystère". Purement oral, tant par précaution vis-à-vis de la police que par tradition didactique, l'enseignement spirituel de ces anarchistes mystiques était prodigué lors de réunions qui se tenaient dans des appartements privés et ne comptaient jamais plus de dix personnes. Cet enseignement reposait essentiellement sur le récit de contes et de légendes.
Une certaine idée de la chevalerie
Kareline lui-même connaissait plus de cent légendes. Après sa mort, en 1926, on ne retrouva pas le moindre bout de manuscrit dans ses affaires personnelles.
Il s'agissait surtout de ne pas figer l'enseignement, mais de garder les esprits en mouvement créatif constant. "Pas de base écrite !
La pensée anarchiste doit rester libre et ne se laisser enchaîner par aucun dogme !" Qu'une de ces légendes tombe dans les mains de non-initiés ne présentait pas de grand "danger" (sauf à titre de preuve pour la police) - leur compréhension subtile n'étant de toute façon possible que dans l'atmosphère créée par la méditation... Les réunions se déroulaient en quatre temps :
les animateurs commençaient par raconter une ancienne légende généralement issue de la tradition gnostique.
puis venait une séance de méditation - dont le protocole, seul texte lu aux participants, était détruit immédiatement après lecture.
à la suite de quoi, chacun pouvait déclamer ses propres créations.
la réunion se terminait par une discussion libre.
L'essentiel tenait à ce que chacun était totalement libre d'interpréter les textes et légendes à sa façon et de les intégrer selon son bon vouloir, comme autant d'impulsions à son développement personnel. Les contes étaient considérés comme des métaphores de nouvelles conceptions du monde. La tâche créative de l'élève consistait à faire émerger de l'ancien texte sa propre nouvelle vision, de manière adaptée à la nouvelle situation - vieux principe gnostique, qui sous-tend toute la transmission orale dans l'ancien christianisme. Le fait que ces visions et ces légendes soient transmises oralement entretenait un dynamisme particulier. Le conteur pouvait par exemple métamorphoser le texte entier par sa simple intonation. L'attention la plus importante était accordée aux questions des participants.
Beaucoup de légendes se rapportaient au temps de la chevalerie - de celle du roi Arthur à toutes celles que les croisades ramenèrent de leur contact avec l'ésotérisme oriental. Kareline, disions-nous avait donc été initié au gnosticisme au sein d'un Ordre Templier durant son exil en France, quelques années avant la Première Guerre mondiale - à une époque où, pour la première fois, des femmes venaient d'être admises à l'intérieur de cette très ancienne confrérie. Vue depuis la France de 1996, pareille alliance entre anarchisme et tradition templière peut nous sembler étrange, pour ne pas dire franchement antinomique. Notre vision est déformée par de sombres dégénérescences, tant du côté templier que du côté anarchiste. Les vrais anars sont évidemment fidèles à l'idéal chevaleresque ! Afin de donner une idée du type d'engagement que son initiation avait impliqué chez lui, voici selon quels critères Kareline définissait une authentique appartenance à la chevalerie :
N'accepter aucun ajournement ni compromission de l'éthique chrétienne.
Développer une haute maîtrise de soi, physique et morale, ainsi qu'une conscience claire de sa propre dignité.
Savoir déployer une vision mystique du monde, pour être conscient de la nature spirituelle de toute manifestation de la réalité.
Attiser sa soif profonde de retrouver les origines de l'Univers.
Deux particularités du gnosticisme : il embrasse tous les héritages archétypiques de l'humanité sans limite dogmatique, se voulant le système philosophique le plus libre qui soit ; il est fondamentalement non-violent. Revenons un instant sur ce second aspect.
La force de la non-violence
René Guénon, le fameux chercheur soufi, fut parfois appelé "le Templier du XXe siècle" - lui aussi avait été initié au sein de cet ordre, dont il était un éminent représentant de la branche occidentale. Il se trouve que l'enseignement de Guénon justifie à plusieurs reprises l'usage de la violence. Pour les anarchistes russes, cela rendait cet enseignement inacceptable. Les représentants de la branche orientale considéraient en effet que le combat pour la liberté de l'individu ne pouvait en aucun cas justifier la moindre violence organisée. Étudiant le développement du bolchevisme en Russie, du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne, il leur était aisé de constater que, chaque fois, l'asservissement le plus avilissant était parti d'une savante justification de la violence "pour le bien de l'individu et de la société." La violence représentait, pour les anarchistes mystiques, le danger de toutes les formes de pouvoir. Or, aucune révolution n'avait échappé à la tentation du pouvoir. Quant aux Templiers acceptant la violence, on sait qu'il s'en trouva jusque parmi les fondateurs du nazisme.
Après la mort de Kareline, son élève Alexi Solonovitch, mathématicien et philosophe, devint l'un des principaux animateurs des cercles anarchistes mystiques.
Contrairement à son maître, Solonovitch laissa quelques traces écrites - que son propre élève, Vassili Nalimov, a récemment retrouvées dans les archives du KGB. Parcourant des manuscrits intitulés Le Christ et le christianisme, ou L'Anarchisme mystique, ou encore Un Culte de deux millénaires derrière Michaël Bakounine, on découvre une problématique fort charpentée sur la non-violence, assez bien résumée dans la citation suivante :
"Le principe de non-violence est, pour l'essentiel, le principe de plus grande force, car une force gigantesque est nécessaire pour agir dans la non-violence. C'est pourquoi les anarchistes veulent la force mais pas le pouvoir, ni la violence."
Solonovitch écrivait aussi : "Il faut savoir comprendre chaque homme en se mettant dans sa peau. Cette compréhension est une voie de co-expérience, de joie partagée et de compassion." Ou : "La liberté est la seule forme acceptable dans laquelle on peut penser Dieu." Ou encore : "Les plus grands idéaux éthiques se sont manifestés dans trois grandes religions à caractère universel : celle du Bouddha, celle de Krishna et celle du Christ. Il faut simplement nettoyer ces religions des interférences et parasites apportés par leurs fidèles, sincères ou non..."
Arrêté une troisième fois en 1930, Solonovitch mourut en prison, en 1937, à la suite d'une terrible grève de la faim. Après son arrestation, c'est sa femme Agnia, mathématicienne, qui le remplaça au sein du mouvement anarchiste. C'est elle qui initia Vassili Nalimov - l'homme qui nous rapporte cette étonnante saga. Agnia fut arrêtée à son tour en 1936 et fusillée un an plus tard, à la suite d'une parodie de procès qui dura, montre en main, deux minutes.
Dans l'Évangile apocryphe de Philippe, on trouve cette phrase : "Tant que sa racine est cachée, le mal est fort." Les anarchistes mystiques voulaient mettre à nu cette racine, en démontant notamment la supercherie d'une dictature sanglante supposée servir le bien social et le monde. Ils le payèrent cher. Accusés de "terrorisme", huit autres dirigeants anarchistes mystiques furent arrêtés en même temps qu'Agnia Solonovitch et jugés par une instance militaire de la Haute Cour d'URSS - inutile d'insister sur l'ineptie de l'accusation. On ignore combien de membres de leurs cercles furent arrêtés à la même époque. On sait seulement qu'un groupe important fut condamné au goulag ; parmi eux figurait Vassili Nalimov, qui eut la "chance" d'être réhabilité après dix-huit ans de camp de travail forcé. Soixante ans plus tard, il est celui qui cherche à nous passer le relais.
Le passeur de relais
Nalimov commença à fréquenter les cercles anarchistes mystiques à l'âge de dix-sept ans. Durant toute son enfance, il avait eu sous les yeux un modèle d'anarchisme profondément naturel : celui de son père, professeur d'anthropologie à l'Université de Moscou. L'anarchisme de ce dernier se manifestait dans le respect absolu de l'autre, caractéristique probablement liée à ses origines : il était fils d'un chaman d'une petite peuplade du Nord de la Russie, les Komi. Après un conflit personnel avec Staline, Vassili Nalimov père fut arrété, accusé d'activités contre-révolutionnaires et exécuté en 1939. Vassili Nalimov fils ne fut réhabilité lui-même qu'en 1957, après dix-huit ans de captivité. Pendant tout ce temps, il réussit à conserver intacte sa passion pour les mathématiques, à un niveau supérieur où elles pouvaient se métamorphoser en quête spirituelle. Malgré son isolement, il faut croire que le bagnard était doué : son "approche probabiliste de la conscience" intègre sans problème, non seulement toute la philosophie classique, de Socrate à Kant, mais propose des convergences fortes avec la théorie du chaos et celle des structures dissipatives - à cette importante différence près qu'il se situe toujours dans une perspective transcendentale. Laissons donc la conclusion à ce rare survivant d'une des plus grandes sagas spirituelles du siècle.
"En ces temps difficiles et compliqués, où beaucoup de gens ont l'impression que la philosophie s'est arrêtée, je m'efforce de créer un courant de pensée philosophique que nous pourrions appeler " Vision du monde probabilistiquement orientée". Cette tentative est très naturelle de nos jours, dans la mesure où le paradigme conceptuel contemporain a commencé à se détourner du déterminisme dur en direction d'une compréhension probabiliste du monde.
"Un trait particulier de mon approche est une aspiration à l'intégralité. Je cherche à fonder ma spéculation sur toute la diversité de la culture contemporaine, sans perdre de vue les grandes cultures du passé. Pour cela, je fais appel : d'une part à de nombreuses branches de la science (les mathématiques, la physique théorique, la linguistique, l'étude des religions comparées), d'autre part aux processus irrationnels profonds de notre conscience, dont l'expérience mystique, notamment la mienne propre. Ces idées fort diverses se diffractent à travers le prisme de la pensée philosophique, et ceci depuis Platon.
"Si l'on peut parler d'une "idée russe" réellement originale dans les temps modernes, ce n'est pas par le messianisme léniniste qu'il faut évoquer, mais l'anarchisme mystique, dont les représentants furent notamment : Razine et le père Abakan, Lermotov et Tolstoï, Kareline et Solonovitch, Sakarov et Nalimov, mon père. Je pense qu'aucune "réforme" ne peut sauver la Russie de la crise. L'esprit russe à besoin de vivre à l'air libre. Le communisme en cassant cette liberté a cassé l'homme lui-même. Que faire aujourd'hui ? Nous aimerions penser que le mouvement oecuménique nous amènera vers une religion universelle permettant l'expression de toutes les théologies personnelles.
La pierre qui a fait trébucher le christianisme fut la tentation du pouvoir, puisque deux millénaires se sont écoulés dans la violence au nom du Christ - pourtant Jésus avait renié le pouvoir. Aujourd'hui, les techniques sont devenues de tels outils de violence qu'ils menacent de détruire l'humanité, la nature, la terre elle-même. La culture du XXIe siècle ne peut être qu'une culture de non-violence."
À lire :
Cet article s'inspire de plusieurs entretiens avec Vassili Nalimov et de la lecture de trois de ses livres non traduits du russe : Suis-je un chrétien ? in Revue annuelle n° 3, éd. Péligrim, 1995 ; Le traité d'amour , in La Montagne sacrée n° 3 éd. Péligrim, 1995, ainsi que de L'Anarchisme insulté , par Janna Drogalina, in Le Pouvoir de l'Esprit n° 2, Moscou, 1996.
Paul Avrich, The Russian Anarchism, éd. Norton, New York, 1978.
Kropotkine Piotr, L'Éthique (en russe), éd. Politizdat. Moscou, 1991. L'Aide réciproque comme facteur de l'évolution (en russe), Saint-Petersbourg, 1904.
Tchulkov Georg, On Mystical Anarchism (en russe), in Russian Titles for Specialists,n° 16, Lethworth (GB), 1971.